Il faut avouer que je n’utilise pas Facebook. Je veux dire : pas sous mon vrai nom. Pas de chance que des succubes de mon chaotique passé ne me recontactent, où ne s’informent à mon sujet par ce biais. C’est même fait pour éviter ça. Et pourtant ça arrive. Je me sens comme un footballeur pendant une conférence de presse en sortie de mondial pathétique : il y a un traitre parmi nous. Une saloperie de balance. Et ce n’est pas mon jeu qui a merdé, c’est le félon caché dans le staff technique.
Je n’ai même pas besoin de chercher, c’est lui qui me contacte « Hey tu connais une X par hasard ? », le ton goguenard « oui » , « Hey, elle m’a contacté sur Facebook, je lui ai filé ton numéro » « tu aurais pu me demander quand même, merde ! » « elle avait l’air bonne sur la photo, j’ai pas pensé que ça te dérangerait » « Ne pense pas. NE PENSE PLUS. Si je ne me suis pas inscrit sur ce site de merde avec mon vrai nom c’est qu’il y a bien une putain de raison bordel ! Des dizaines de raisons, parfaitement ! Je ne vais pas t’en faire la liste, mais c’est véritable réquisitoire en faveur d’une juste misanthropie en béton, pour l’oubli définitif de toute forme de vie sociale infantile, et, bien évidemment, prônant un anonymat sur ses gardes digne d’un bunker normand ensablé, mais avec tes conneries c’est entre la ligne Maginot et le Titanic comme métaphore parce qu’apparemment aujourd’hui, il ne suffit plus de tenir à distance des inopportuns dont on se demande toujours pour quel sacré putain d’enculé de motif ils chercheraient à avoir de tes nouvelles, si ce ne n’est OUI OOOH OUI nous le savons tous pourquoi et c’est toute la dégueulasserie en 4 par 3 des existences atomisées et néanmoins collectives qui s’affiche là sans complexes dans notre odieux monde libéral-libertaire n’est-ce pas ? les sourds reniflements des lémures à iPhone qui batifolent ça et là pour s’assurer, OUI : S’AS-SU-RER, qu’on est bien aussi mort qu’eux et BIEN EVIDEMMENT il ne faut pas leur faire de peine à ces petits choux désormais, oh mon dieu comme c’est vulgaire mais je vais le dire parce que ça ne choque plus personne d’étaler son âge comme on compte ses points de retraite pour mieux s’expurger du temps perdu passé et à venir : TREN-TE-NAI-RES ….Bonne comment ? »
Bref, c’était bien la X à laquelle je pensais. Appelons là Winona. Oui, comme Winona Ryder. Déjà parce qu’elle ressemblait à Winona Ryder, yeux de biche sur frimousse innocente et lèvres hautement désirables, mais surtout parce qu’elle m’avait taillé une pipe, à ma grande et heureuse surprise-elle était plutôt d’un milieu très bcbg (je sais que ça n’a absolument plus rien de contradictoire aujourd’hui, mais à l’époque, si, dans mon esprit)- pendant une séance de cinéma, alors qu’on était allé voir un film, une comédie romantique sans intérêt, enfin, a priori, avec… Winona Ryder. Et ce, pile poil au moment le plus imparablement lacrymal du film, celui où le vieux beau séducteur abandonne sans regrets son ardent désir sexuel pour l’innocente jeune fille et le remplace par une fantastique passion désespérée lorsqu’elle lui avoue qu’elle a une maladie du cœur et qu’elle va bientôt crever. J’avais éjaculé dans sa bouche, notre rangée était vide, en maudissant les vieux beaux et en espérant que les gens devant et derrière nous allaient prendre mon râle étouffé pour un sanglot de jeune mâle qui affiche enfin sa part féminine sans honte en présence de sa jeune amie devant une scène d’une intensité inouïe de merveilleux amour platonique.
Non, Winona, je ne t’ai pas oubliée.
Un, parce que ça ne m’arrive pas souvent qu’on me taille une pipe au cinéma, je dois malheureusement le confesser, deux, parce que j’avais 20 ans à l’époque et que cette petite fellation en abîme m’avait propulsé par la grande porte dans le monde viril et burné des mecs qui se font tailler des pipes dans des endroits publics par des sosies chics de Winona Ryder et ça, ça déchirait. Pendant des semaines, je me suis fait l’impression d’être un fauve lâché dans des rues pleines d’agnelles, dégageant nuages de phéromones capables à eux seuls de faire reculer un cortège de légionnaires fraîchement revenus du front et tomber tout se qui ressemblait de près ou de loin à une femelle, toutes espèces confondues. Bref, je connaissais la vie.
Mais Winona était aussi très déterminée. Prévisible pour tout dire et dans un tout autre registre que celui de l’exhibitionnisme. J’aurais préféré à l’époque, et même apprécié, en terme de particularité constitutive de son être érotique, qu’elle fut aussi kleptomane, par exemple, comme la vraie. Mais non, elle avait vulgairement et bourgeoisement le très clair désir qu’on habite ensemble, et ce seulement au bout de quelques semaines merveilleusement insouciantes. Tiens, je m’en rappelle, ça aussi elle me l’avait sorti au téléphone, déjà avec sa petite voix frétillante « héé, au fait, pour mon stage de trois mois, j’ai trouvé une boite à côté de chez toi, et j’ai pensé, je pourrai habiter chez toi, non ? Ça serait bien ! ». Ça avait capoté parce que moi j’avais réussi à trouver un stage beaucoup plus loin comme c’est dommage. Bons réflexes déjà, mais avec de forts coûts en temps et en fatigue. Je l’avais donc quittée peu après, selon la méthode éprouvée des trois rendez-vous manqués pour faute de temps, de charge de travail, et voix lassée au téléphone, puis de conclusion sur le ton de la maturité entendue qu’il valait mieux qu’on arrête là. On s’était téléphoné un peu ensuite, deux-trois fois, revus une fois, on avait fini au lit mais là encore avec l’assurance de vieux routiers de l’expérience amoureuse qui ne se font pas d’illusions, n’est-ce pas ?
Ça y est. Je tape son nom sur Google. W-I-N-O-N-A. Allons-y encore une fois à fond dans le délire, on est plus à ça près hein mon vieux.
Enter.
Une liste de sa faculté de droit sans intérêt, son compte Facebook. Une photo de la taille d’un timbre-post disponible, donc, mais suffisamment détaillée. Bien. Très bien. Trop bien. Elle a les cheveux mi-longs ondulés, un léger maquillage tout à fait adéquat, porte un chemisier noir ouvert juste ce qu’il faut. Ça y est j’ai des papillons dans l’estomac, à mon âge, c’est-y pas mignon ? Elle arbore un sourire troublant mais naturel. Toujours l’air mutin de celle qui sait attendre l’Homme. Et puis un site.
Tiens ?
Un cabinet d’avocat. Son cabinet d’avocats. Elle et une autre fille, une camarade de fac probablement. Un truc assez dingue, du genre Winona&Ryder associées, Avocates à la Cour, Barreau de Nanterre. J’ai beau ricaner devant le côté série américaine, je suis bluffé. C’est tout à fait sérieux. Très très pro. La working girl. Qui doit brasser, adresse du bureau dans les beaux quartiers. Spécialisées dans le droit de la famille, divorce, droit pénal…Une grande photo, de trois quart avant, en toge. Sérieuse, concernée. Implacable. Sexy. Elles ont écrit des articles. Elle a écrit des articles. Des trucs de fond sur des sujets d’actualité. Signé Maître Winona. Je lis le plus récent « du projet de loi européen sur l’allongement de la durée minimal du congé maternité à vingt semaines». Un violent plébiscite du projet, en réalité, dont elle ne regrette seulement qu’il n’aille pas assez loin, comme chez nos amis norvégiens, chez qui la durée atteint 85 semaines contre 16 à l’heure actuelle en France, et qui oblige là-bas le papa à en prendre la moitié, signe qu’il y a encore de nombreux tabous à déboulonner dans nos vieux pays latins. Il y une photo de l’hémicycle strasbourgeois, des petits ballons bleus et roses avec des bambins hilares dessinés dessus sont accrochés devant les sièges de nombreux eurodéputés.
J’enregistre son numéro dans la mémoire de mon portable. Sous le nom congématernité. On n’est jamais trop prudent.