Une anecdote tellement cruelle qu’elle en devient amusante.
Le type a la cinquantaine, il a trouvé un autre job sur Nantes, il quitte la boite, et il organise à la va vite un petit pot à base de mousseux à température ambiante. Une quinzaine de personnes réunies. Sur ce site nous sommes peu nombreux. Un couloir d’une trentaine de mètres, deux rangées de bureaux de chaque côté.
Il a pris quelques minutes pour faire la tournée des bureaux, pour motiver les récalcitrants à en sortir. Il est midi. Direction la salle de repos. En fait quelques sièges, des machines à café et à confiserie, une fontaine à eau. Mobilier sommaire, moquette douteuse.
Il improvise quelques mots. Il est triste de nous quitter, il aurait aimé rester plus longtemps parmi nous. Il part pourtant volontairement. Mais comme pour tout le reste l’essentiel est de donner le change.
Peu de discussions, ou guère plus que de la pluie et du beau temps. Deux types derrière moi ont pourtant un échange différent, ils discutent de son prénom probable. En fait ils ne doivent pas être nombreux à le connaître. Lui même se tient pour l’essentiel devant des inconnus.
Ils sont pour la plupart là depuis des années mais les gens ne se connaissent pas. D’un bureau à l’autre, ils s’ignorent presque totalement, si on passe outre le « bonjour » de rigueur. Tu dois pouvoir y rester 10 ans sans que le type du bureau d’à-côté ne connaisse ton prénom si t’as pas à bosser avec lui. Comme les immeubles où personne ne connait ses voisins. C’en est la transposition dans le monde professionnel. Pour les inter-contrats c’est pire, même ceux qui les connaissent les ignorent, comme s’ils avaient une maladie contagieuse.
15 minutes plus tard c’est fini. Des années à travailler expédiées en quelques moments gênés et dans le désintérêt le plus total. La chaleur humaine des sociétés de service.
C’est la maladie qui ronge l’Occident, l’anomie qui l’envahit et qui fait de chacun de nous des étrangers, presque des ennemis. Les gens savent avoir définitivement perdus quelque chose, sans vraiment pouvoir mettre les mots dessus. Ce sentiment d’appartenance, cette camaraderie, ce sentiment qui fait qu’on se sent bien avec les siens. C’est ce qu’ils disent quand ils plébiscitent dans les urnes la thématique du « lien social », qui est si omniprésente, alors qu’ils pratiquent le contraire dans leurs vies. Le lien social ne devient une thématique politique seulement quand on l’a perdu, et qu’on attend de l’Etat qu’il en tresse un nouveau.
Je sais avoir assisté à l’une de ses millions de batailles perdues chaque jour. De ces innombrables batailles qui distendent les liens, qui instaurent la défiance entre voisins, qui fragmentent les familles, qui poussent à l’ignorance des collègues. Chaque jour l’Occident se dissout un peu plus devant nos yeux. Pas de manière spectaculaire, mais par une accumulation d’histoires individuelles où le collectif existe de plus en plus difficilement. Une destruction de tout cadre collectif qui étaient autrefois naturels, et qui constituaient le squelette de notre civilisation, son espace de vie. Cet espace collectif où l’on existait en tant que communauté, en tant que peuple.
Il n’en reste à peu près rien. L’immigration a la tâche aisée.